Numérique et télétravail

[Tribune] IA : dialoguer et agir pour les travailleurs

28 oct 2019

"L'humain doit rester maître de la décision finale" réaffirme la CFDT Cadres alors que s'ouvre aujourd'hui le forum sur l'IA pour l'humanité.


Tribune de Franca Salis-Madinier, Secrétaire nationale CFDT Cadres

Mettons le progrès de l’intelligence artificielle au bénéfice des travailleurs

Mettons le progrès de l’intelligence artificielle au bénéfice des travailleursDu 28 au 30 octobre 2019 se tient à Paris le « Global Forum On Artificial Intelligence for Humanity », organisé sous l’égide du gouvernement français suite à la délibération du G7 d’organiser un partenariat mondial sur l’IA. Le principe affiché dans ce forum mondial est de « mettre le progrès de l’intelligence artificielle au service de l’humanité ».

Déjà en avril dernier, la Commission Européenne a publié les lignes directrices éthiques pour une intelligence artificielle de confiance, en identifiant sept exigences essentielles, la première appelant à ce que l’humain ait le contrôle sur la machine.

Le sujet d’une IA de confiance, seule capable de garantir une acceptabilité sociale de l’IA, est au centre des enjeux politiques non seulement en Europe, mais aussi au-delà de ses frontières. Ces exigences ont inspiré les gouvernements d’une quarantaine de pays qui ont adopté en mai dernier les recommandations du Conseil de l’OCDE pour une IA éthique.


Pourquoi cette urgence ?

L’IA est déjà à l’œuvre dans de nombreuses applications civiles qui influent sur notre vie quotidienne et envahissent les espaces de travail. Pour ne pas nuire et bénéficier à tous, elle doit être gouvernée, orientée, façonnée, contrôlée. L’information, le débat, le dialogue politique et social en amont et à tous les niveaux en sont les moyens. Ce qui est loin d’être une pratique courante.

Partout, les dilemmes posés par l’utilisation des données personnelles pour surveiller les citoyens en contrepartie de la sécurité font grand débat, que cela soit en Asie (à Hong Kong) ou dans la ville de Londres, où de plus en plus d’outils de surveillance et de reconnaissance faciale sont utilisés. Les décisions opaques des algorithmes font également débat. 

Partout, des systèmes d’intelligence artificielle sont introduits et utilisés dans le travail, et affectent les travailleurs. Dans les modes de recrutement, avec des risques de discrimination, dans l’évaluation des travailleurs, avec la notation en fonction des avis des « clients », dans l’organisation et l’exécution du travail, dans la surveillance et le contrôle au travail lorsque sont introduits des systèmes de géolocalisation, GPS et autres, qui permettent une traçabilité illimitée de l’activité des travailleurs. Pour la CFDT Cadres, l’humain doit rester maître de la décision finale.

 

Protéger la décision humaine face à la machine

L’humain doit garder le droit de ne pas se soumettre aux injonctions des algorithmes, notamment lorsque ces décisions affectent les travailleurs. L’humain doit pouvoir exercer son droit de lancer l’alerte et être protégé contre des éventuelles sanctions, lorsque les systèmes intelligents imposent des choix qui posent des dilemmes éthiques et légitiment une désobéissance. Enfin, en cas de danger grave et imminent, il doit pouvoir exercer son droit de retrait.

 

Protéger le droit des cadres à lancer l’alerte

Les cadres en particulier, qu’ils se trouvent dans une position de management ou qu’ils soient experts, ingénieurs, concepteurs des machines intelligentes, sont en première ligne face à des dilemmes éthiques. Ils peuvent détecter les premiers les dérives ou les dysfonctionnements des systèmes. Ils doivent avoir leur mot à dire sans risque de représailles. Cela doit se discuter et être négocié dans les lieux de travail.

Garantir un consentement éclairé du travailleur sur l’utilisation des données personnelles.
La question du profilage du travailleur, de la collecte ainsi que de l’utilisation des données dans les lieux de travail, doit également faire l’objet d’un débat afin d’assurer la transparence des données collectées et de leur utilisation. Le consentement du travailleur à « céder » ses données personnelles doit se faire en toute connaissance de cause et être compréhensible. Le Règlement Général de la Protection des Données (RGPD) adopté en Europe et transposé en France en mai 2018 envisage la possibilité de négocier sur ce sujet.

Nous pensons que les syndicalistes qui représentent les travailleurs impactés par ces technologies doivent être informés et consultés en amont."

En France, par exemple, cela a été possible à la CNAM : la CFDT a pu négocier récemment la mise en place d’un comité éthique en élargissant son rôle de vigilance, au-delà de la déontologie, à la protection des données personnelles. Au niveau européen, une négociation entre partenaires sociaux sur la numérisation est en cours. D’ailleurs, dans son rapport « Donner un sens à l’Intelligence artificielle », Cédric Villani militait en 2018 en soulignant la nécessité d’ « anticiper les impacts sur le travail, l’emploi et expérimenter [..] tout d’abord au travers d’une transformation du dialogue social afin d’intégrer pleinement les enjeux numériques ».

Les entreprises aussi ont un intérêt, par le dialogue social, à impliquer les travailleurs dans ces évolutions ; à former et accompagner les salariés pour qu’ils aient les bonnes compétences ; à les impliquer dans les évolutions et transformations du travail pour qu’ils soient créatifs et capables de résoudre les problèmes. Ceci ne peut que représenter un avantage pour les entreprises qui veulent innover et rester dans la course. Des travailleurs possédant ces compétences ne seront jamais remplacés par l’IA. 

Mettons le progrès de l’intelligence artificielle au bénéfice des travailleursUne autre motivation pour les entreprises à investir dans le dialogue social est celle de la notation sociale. Des investisseurs s’intéressent de plus en plus à ces questions et les agences de notation comme VIGEO-EIRIS ont réfléchi à des indicateurs pour évaluer l’IA.

Si l’IA, comme la CFDT le pense, n’est pas une finalité en elle-même mais un moyen d’émancipation et d’épanouissement des travailleurs, une technologie qui « augmente » les travailleurs au lieu de les asservir, qui confie des tâches plus riches, créatives et moins pénibles aux hommes et aux femmes, alors oui, il y a urgence à mettre en place une des préconisations du rapport Villani visant à « lancer un chantier législatif ». Ou mieux, un chantier de concertation et de négociation dans les branches, dans les entreprises, dans les plateformes internet « pour y aborder les conditions de travail à l’heure de l’automatisation »  et à constituer un  « comité d’éthique des technologies numériques et de l’IA ouvert sur la société ».

Alors, incitons les décideurs lors de ce Forum Mondial sur l’IA pour l’Humanité à encourager la régulation et la négociation de l’utilisation de ces technologies. Dans les domaines sensibles des données, de transparence, de sécurité, d’explicabilité des décisions algorithmiques, susciter la confiance des travailleurs (et plus largement des citoyens) est une condition sine qua non d’acceptabilité et de survie à long terme de l’IA. Une IA qui répond à ces exigences pourrait donner lieu à une certification européenne d’entreprise d’IA de confiance. Et faire profiter les entreprises européennes d’un avantage compétitif par rapport aux sociétés chinoises ou américaines.

Franca Salis-Madinier

 

Aller + loin 

Communiqué de presse CFDT Cadres du 28 octobre 2019 "Forum de Paris : l’urgence d’une IA au bénéfice des travailleurs

Intelligence artificielle : l'Humain aux commandes !

Revue Cadres n°479 : Travailler avec l'intelligence artificielle

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Illustration : Shutterstock