L’organisation du dialogue social avec les syndicats, ailleurs…
"Quelle place pour les syndicats dans le nouveau modèle social ?" : Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) s'intéresse aux modèles suédois et allemand.
D'après Droit social (Dalloz Revues, Mars 2019)
"L’organisation du dialogue social avec les syndicats, ailleurs…
La démocratie représentative est secouée, mais aussi la démocratie sociale, partout en Europe et aussi en France. Alors comment organiser la norme sociale, avec qui et selon quelles modalités ? Des exemples venus d’ailleurs peuvent-ils nous aider à questionner notre système ?
Les « modèles » suédois et allemand. Quels qu’ils soient, les « modèles » ne sont pas transposables en tant que tels : ils sont liés à l’histoire, à la culture et à la tradition des pays dont ils sont issus. Mais on peut cependant les examiner pour mieux comprendre le nôtre, le relativiser, s’en inspirer. Deux pays sont souvent utilisés en France comme références : l’Allemagne, notamment pour son modèle économique de « réussite », et la Suède dont le système de retraite est, par exemple, une référence dans le projet actuel de réforme en France.
LE MODÈLE SUÉDOIS
En 1909, la Suède est secouée par de violentes grèves générales, qui fi niront en 1938 par aboutir aux « accords de Saltjöbaden », base de discussion apaisée entre patronat et syndicats pour le « bien commun de l’entreprise et de ses employés », sans que l’État s’en mêle. Le but de la négociation devient la résolution des confl its. La Suède est un aujourd’hui des pays les plus égalitaires au monde, et détient le record du plus fort taux de syndicalisation : 70 % de salariés syndiqués, et un taux de couverture conventionnelle de 90 %.
Dans les entreprises, des très petites aux très grandes, la présence syndicale est de nature capillaire : sans syndicat, pas d’avantages collectifs.
Les syndicats gèrent la caisse d’assurance chômage, offrant des indemnités chômage plus avantageuses que les autres caisses : un des moteurs les plus incitatifs à l’adhésion.
L’implication des représentants des salariés dans les organes de décision comme les conseils d’administration se fait dans les entreprises dès 25 salariés.
Le modèle de structuration du syndicat est aussi singulier : une confédération très centralisée avec un important pool de juristes, sans fédérations mais où les structures deproximité territoriale sont très puissantes et actives. Dans les entreprises, les délégués syndicaux déclinent dans les accords locaux les grandes orientations dessinées au niveau national par la confédération. Le comité d’entreprise n’existe pas.
Aucun salaire minimum n’est établi par l’État, les salaires sont régis par les conventions collectives entre partenaires sociaux et, n’existe pas la règle erga omnes : les accords ont un régime indépendant, et s’appliquent aux syndiqués des entreprises où un syndicat est implanté.
La législation du travail établit des principes fondamentaux comme l’égalité au travail, la non-discrimination, le droit de se syndiquer et d’association. Le syndicat développe une forte politique de service aux adhérents, et revoit constamment ses méthodes et sa structuration, pour faire de l’adhésion une priorité.
LE MODÈLE ALLEMAND
En Allemagne, le taux de syndicalisation est aujourd’hui de 18 %, et un travailleur sur deux échappe aux mailles des conventions collectives.
En 2014, le Deutscher Gewerkschaftsbund (DGB – Confédération allemande des syndicats), puissante centrale syndicale, a adopté lors de son congrès mais après un âpre débat le principe d’un salaire minimum, jusqu’alors plutôt combattu au sein du syndicat.
Le système de représentation allemand est ici dual, avec un partage de compétences entre les conseils d’entreprises et l’organisation syndicale.
Le conseil d’entreprise a un droit de codétermination, sa présidence étant dévolue à un représentant des salariés. Il a un droit d’information et de consultation sur l’emploi et la marche économique de l’entreprise, et ses avis et propositions sont pris en compte. Mais ce sont les syndicats qui négocient les salaires ou le temps de travail.
Un conseil d’administration (ou de surveillance) avec une forte représentation d’administrateurs salariés. En Allemagne, depuis 1976, les entreprises de plus de 2 000 salariés sont soumises à la codétermination dite « paritaire ». Mais la codétermination n’est véritablement paritaire que dans les entreprises du secteur du charbon et de l’acier, où le président du conseil de surveillance est nommé par les deux parties : actionnaires et administrateurs salariés. Dans les autres grandes entreprises, on parle plutôt de codétermination « pseudo-paritaire », dans la mesure où le président du conseil de surveillance est désigné par les seuls actionnaires, sa voix étant prépondérante (bien que rarement utilisée) en cas d’égalité.
Dans les deux pays donc, une forte décentralisation de la négociation, une obligation de résultat dans la négociation : donc l’exigence de parvenir à un consensus, avec un modèle de syndicalisme très concentré, avec une seule confédération.
ET EN FRANCE ?
Si on compare notre pays à ces deux « modèles », on se trouve confronté à quelques paradoxes.
D’abord la France est un pays où le taux de syndicalisation est bas : 11 % en moyenne, secteurs public et privé confondus. Toutefois le taux de couverture conventionnelle est l’un de plus élevés au monde : 98 % des salariés sont couverts par des garanties collectives. Quand un accord est signé dans une entreprise, le principe erga omnes s’applique. Et une convention collective de branche, une fois signée puis étendue, s’applique à tous les salariés du secteur concerné.
Bon nombre de règles sont fixées par la loi et, pour nombre d’observateurs étrangers, l’État est très « intrusif ».
La culture du dialogue social y est pauvre avec des acteurs (parmi un certain patronat et certains syndicats) et un État semblant privilégier une logique de conflit. L’État et la loi interviennent lorsque le conflit devient dur ou violent, le légitimant en même temps.
Dans nombre d’entreprises, le dialogue social est souvent rituel, se conformant aux règles juridiques. Mais la dimension de l’échange, de la confiance et de la logique d’une solution négociée est en général peu présente.
Le paradoxe des ordonnances de 2017. Ces ordonnances émanent du gouvernement, constituant en elles-mêmes un vrai paradoxe car elles nient le dialogue social équilibré entre partenaires sociaux en principe autonomes, qui devraient trouver les bonnes modalités pour faire évoluer le dialogue social. Censées renforcer le dialogue social et économique dans les entreprises et les branches, elles ne semblent pas avoir rempli cet objectif au vu d’un bilan dressé en décembre 2018.
Dans cette logique, une des mesures phares des ordonnances du gouvernement Macron, l’instauration du comité social et économique, simplifie les structures actuelles, mais ne revitalise pas en soi une culture du dialogue social qui fait défaut.
D’autant plus que des dispositions comme celles contournant la nécessité de l’accord syndical dans les très petites entreprises (TPE) n’est pas de nature à valoriser le dialogue organisé avec les syndicats. À ce jour d’ailleurs, le bilan publié sur le site de France Stratégie fait plutôt état d’une diminution du droit syndical, de moins de représentants et d’une réduction des lieux du dialogue social.
Le syndicalisme semble ainsi voué à devenir plus « professionnel » et à perdre du terrain au profit d’un dialogue direct avec « les salariés ». Ce qui n’est pas sans danger, surtout lorsqu’on assiste au niveau sociétal, comme fi n 2018, à une confrontation directe de l’État face aux revendications du « peuple », parfois accompagnées des conflits violents.
Alors, que faire ?
Comment rétablir la primauté du dialogue organisé, et la légitimité de celui-ci ?
CINQ PISTES
- Entreprendre un changement culturel. La reconnaissance d’un syndicalisme constructif passe par l’éducation et la formation dans le système éducatif national : éduquer les citoyens et faire connaître les syndicats et le rôle du dialogue social dans les cours d’histoire et d’éducation civique, dès le plus jeune âge.
- Former les acteurs et les futurs dirigeants d’entreprise à la culture du dialogue social, et contribuer à faire évoluer leurs mentalités. Aujourd’hui, dans les programmes de grandes écoles où les dirigeants se forment, la dimension du dialogue social est absente, les syndicats globalement méconnus ou, pire, méprisés.
- S’interroger sur des voies pour encourager l’adhésion, et passer d’un syndicalisme de la représentativité à celui de l’adhésion : en s’interrogeant sur l’effet erga omnes ?
- Associer les représentants des salariés dans les lieux de décision et de stratégie, jusqu’aux petites entreprises, et allier la culture de la performance économique à celle de la performance sociale, de la compétitivité et de l’innovation avec la participation accrue des représentants des salariés.
- Une vraie décentralisation de la négociation implique d’acter ces transformations en amont, de mettre les moyens pour rendre autonomes les partenaires sociaux en leur faisant confiance et en les respectant, sans intrusion ou chantage de l’État.
Cela veut dire aussi favoriser la présence des syndicats dans toutes les réalités de travail (v. le modèle suédois), à l’inverse de ce que prévoient les ordonnances. Sinon, c’est faire semblant de vouloir une décentralisation de la négociation et du dialogue social, du moins avec les syndicats, mais en réalité contribuer à les tuer.
Les atouts existent : ainsi fin 2018, un syndicat réformiste est devenu la première force syndicale en France. Les grandes centrales syndicales doivent prendre conscience des profondes transformations qu’elles doivent entreprendre si elles veulent survivre.
Enfin, le mouvement des Gilets jaunes qui a secoué le pays fin 2018 rappelle l’impérieuse nécessité de légitimer les corps intermédiaires."
D'après Droit social (Dalloz Revues, Mars 2019)
par Franca Salis-Madinier, Membre du Comité économique et social européen - Secrétaire nationale CFDT Cadres