La justice sociale face au marché total
A propos du livre d'Alain Supiot "L’esprit de Philadelphie" dans le contexte de recherche d’ un retour du droit pour créer un monde mieux réglementé, plus juste et plus humain.
La déclaration de Philadelphie (10 mai 1944) est le premier grand acte normatif de la fin de la seconde guerre mondiale. C’est un texte pionnier, qui entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre juridique international. Son esprit, marqué par Roosevelt et le New Deal, se retrouve dans toutes les grandes déclarations ultérieures de la fin de la guerre, du programme du Conseil National de la Résistance à la déclaration universelle des droits de l’Homme.
La déclaration de Philadelphie s’inscrit dans un sursaut moral, une affirmation selon laquelle l’homme ne peut être traité comme un animal ou une marchandise, au risque de replonger dans l’horreur des conflits mondiaux et des systèmes totalitaires. Depuis le début des années 80 et la « contre-révolution ultralibérale », l’esprit de Philadelphie a été dévoyé. Pire que cela, il a été retourné. Dans ce nouveau fondamentalisme économique, le marché est déclaré infaillible, les bienfaits de la concurrence généralisée sont loués, la déréglementation du travail et la libre circulation des capitaux et des marchandises sont devenues des dogmes incontournables. L’ordre spontané du marché doit être à l’abri des urnes. L’insécurité économique des travailleurs et leur exposition au risque sont les moteurs de leur productivité et de leur créativité. Le corollaire de cette contre-révolution, la doctrine néoconservatrice, propose une politique de confrontation avec les pays qui ne partagent pas leur manière de voir le monde, une mise en concurrence du travail et des droits.
Pour développer la justice sociale, il faut retrouver le sens des limites, de la mesure, de l’action, de la responsabilité et de la solidarité. La crise de l’automne 2008 n’est que le symptôme d’une crise plus profonde, celle du droit. Il était prévisible que les marchés financiers, dont la déréglementation a été poussée le plus loin, soient les premiers à s’effondrer. Aujourd’hui, le problème n’est pas de réguler les marchés, mais de les réglementer. Ce qui nécessite de retourner sur le terrain politique et juridique et de remettre en selle l’homme.
Finalement, dans ce livre, c’est la dignité humaine qui est le maître mot. Et revenir à l’esprit de Philadelphie, c’est donner à l’homme, responsable et libre, les moyens de mieux maîtriser sa vie. Cet ouvrage très enrichissant s’inscrit bien dans le contexte actuel de recherche d’ un retour du droit pour créer un monde mieux réglementé, plus juste et plus humain.
Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010. 179 pages, 13 euros