L'entreprise, un collectif de compétences enraciné dans un territoire
A propos du roman Bois II d'Elisabeth Filhol.
Les premières pages de ce roman (*) sont déroutantes. Elles décrivent le big bang qui construit les continents et les océans, fait naître l’Armorique qui recèle des gisements de minerais que des générations de carriers vont exploiter au long des siècles. L’auteur campe ainsi le décor dans la genèse même du territoire. Le travail des mineurs va profondément marquer le paysage et la sociologie de ce coin de Bretagne, théâtre de l’action. Des puits profonds, des terrils, des ruines d’ateliers rappellent aux habitants cette longue histoire. Bois II, c’est le nom d’un des sites miniers. « A Bois II, l’histoire se lit dans la géographie » écrit Elisabeth Filhol. Le portail de l’entrée du site où va se dérouler l’action, est encore marqué des initiales FL « Forges du Lignon » construites en 1901.
L’histoire de l’entreprise Stecma débute sur ce site dans les années cinquante, grâce à l’ingéniosité d’un artisan forgeron, Eugène Fortin. Il crée et fait grossir une PME qui fabrique des échafaudages, son nom et sa renommée, fierté de ceux qui les construisent, ira bien au-delà des frontières. A son décès, cent soixante salariés se retrouvent sous la responsabilité d’un fils peu préparé et qui revend très vite l’entreprise familiale à Péchiney, contrôlé plus tard par Alcan. Dix ans après, un vent de restructuration entraine dans son souffle un quart de départs en pré retraite et surtout une délocalisation vers la Pologne d’une partie de la production, choix nécessaires dit-on pour maintenir l’activité. De nouveau la rumeur de liquidation revient quelques années après, contrecarrée par un repreneur providentiel, 36 ans, spécialiste de fusions-acquisitions et de LBO à la recherche d’un nouveau coup : « il n’a même pas éprouvé le besoin de visiter l’entreprise avant de la reprendre…tout s’est fait sur table à Paris ; il nous a achetés sur plan ».
Deux ans après, en ce mois de juillet 2007, les salariés ont appris qu’un arrêt définitif de l’activité serait décidé avant la fin de l’été. Aussi lors d’une assemblée générale, chacun exprime tout le ressentiment accumulé et le mépris dont ils se sentent l’objet et une action spectaculaire est décidée à la quasi unanimité : le lendemain, ils attendent de pied ferme l’actionnaire parisien qui vient une fois par mois passer quelques heures sur le site, bien décidés à l’interroger et ne le laisser repartir qu’après leur avoir livré des informations et des engagements.
Tout le roman se construit sur ces vingt quatre heures de séquestration où le collectif se relaie, se soutient retrouvant dans cette action toute la fierté d’appartenir à cette entreprise, qui est la leur, celle de leurs parents, celle qui a marqué leur territoire. Ils connaissent le travail et les contraintes de fabrication. Ils savent que les restrictions imposées ont permis un profit à court terme mais au détriment de l’activité de l’usine. Dans ce huit clos étouffant, les personnalités s’éprouvent, se dévoilent, la solidarité se concrétise. L’auteur les met en scène décrivant de façon très juste les ressentis et les comportements à travers le vécu personnel de chacun.
Ce roman est un des rares qui évoque au-delà du travail, ce qu’est l’entreprise, ce collectif de compétences, enraciné dans un territoire. Une histoire qui loin d’être isolée, est celle de nombreuses entreprises familiales où les difficultés de transmission conduisent à ces OPA d’actionnaires éloignés du travail et de la production et qui font disparaitre le collectif d’hommes et de femmes qui faisaient vivre cette entreprise et leur savoir faire.
(*) Elisabeth Filhol, Bois II, Editions P.O.L., 2014, 264 pages, 16,90 euros