''On a sacrifié la reconnaissance des savoir-faire et des métiers''
Trois questions à Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS et membre du Cevipof.
Où en est le positionnement politique des cadres depuis 2007 et dans la crise actuelle ?
Les cadres du secteur privé ont toujours préféré la droite à la gauche, étant donné sa proximité apparemment plus grande à la culture d’entreprise. Historiquement, ils ont cherché à se dégager de la lutte des classes pour faire entendre la voix de professionnels qui voulaient résoudre des problèmes concrets plutôt que trancher des débats philosophiques.
La crise financière renforce évidemment leur appétence pour le « réalisme économique » ce qui va constituer un enjeu électoral central dans le débat entre Nicolas Sarkozy et François Hollande. Reste à savoir ce qu’ils diront sur les cadres des fonctions publiques (surtout ceux de l’État et de l’hospitalière) subissant la RGPP et ne voyant plus trop quel est leur avenir professionnel.
Mais la crise que l’on vit depuis 2008 a également révélé le nouveau visage du capitalisme, celui du triomphe des chiffres et de l’évaluation (des hommes comme des « performances ») c’est-à-dire de l’abstraction sur le monde de la professionnalité et des pratiques sociales qui organisent au quotidien la vie de l’entreprise, de l’hôpital ou du centre des impôts… Derrière les « réalités économiques » se profilent des jeux de pouvoir conduisant à dualiser les entreprises comme les administrations : des états-majors très concentrés et très politisés au sens large du terme manient les abstractions pour établir une domination sociale bien réelle sur tous les cadres « opérationnels ». Les cadres sont donc pris au piège de deux « réalités », l’une macro-économique (qui en appelle à leur sens des responsabilités) et l’autre celle du travail et des métiers (qui en appelle au sens de leur propre dignité et de leur apport à la survie des entreprises). Le malaise politique est donc grand. Ainsi, la seconde vague du Baromètre Confiance du Cevipof (avril 2011) montre que les cadres du privé se répartissent en trois groupes égaux entre la droite, la gauche et les « ni-ni ».
Les cadres se reconnaissent-ils dans l'expression politique réductrice de "classes moyennes" ?
Il est vrai que seule une minorité de cadres se conçoit comme participant encore des classes supérieures. La notion de « classes moyennes » est trop floue car elle permet d’intégrer dans le même groupe statistique des cadres ayant un capital scolaire important à des employés qui, soit par leurs alliances matrimoniales soit par l’effet des héritages, bénéficient d’un capital économique suffisamment important pour les éloigner des classes populaires en termes de niveau de vie alors qu’ils n’ont pas un niveau d’études plus important. Rabattre les cadres sur cette notion conduit à entériner leur déclin car on gomme alors la spécificité de leurs métiers, leurs fonctions de responsabilité ayant des conséquences sur la vie collective au travail.
L’ambigüité du sarkozysme tient précisément au fait d’avoir nourri une illusion libérale. Une véritable politique libérale aurait supposé une fluidité des carrières et des parcours, l’ouverture des sommets aux plus méritants et une réussite mesurée à l’aune du savoir-faire et de l’investissement personnel, valeurs auxquelles les cadres sont fortement attachés. Mais on a eu, à l’inverse, une politique conservatrice, privilégiant l’ « argent » et la célébration des élites traditionnelles. Jamais les grandes écoles ne se sont aussi bien portées. Le phénomène est également très visible dans la fonction publique où la RGPP a renforcé les grands corps de l’État et les élites les plus sélectives sur le plan social… À l’inverse de son projet d’ « américanisation » de la société française, le sarkozysme a renforcé tous les archaïsmes : héritages, capital familial, grandes écoles, culte du patrimoine… Ce qui avait évidemment du charme pour les catégories supérieures mais aussi pour les catégories populaires qui franchissaient les frontières des classes moyennes, laissant le prolétariat aux immigrés. Les élections de 2012 vont sans doute voir s’opérer le détricotage de cet assemblage électoral.
Qu'en est-il spécifiquement pour la fonction publique et l'engagement des cadres fonctionnaires ?
Il ne faudrait pas que la question de la réduction des effectifs et de l’austérité budgétaire cache les enjeux principiels de ce qui s’est joué depuis 2007. Si les cadres du privé sont confrontés au risque du chômage, les cadres des fonctions publiques voient non seulement leur niveau de vie stagner ou régresser (avec des nuances, c’est clairement le cas des enseignants mais pas des magistrats) mais encore et surtout leur statut social se déliter. Le sarkozysme avait proposé de refonder la fonction publique, mais on est revenu en fait à des projets bien classiques datant du XIXème siècle : la vraie fonction publique est celle des sommets, fortement politisée et largement issue des classes supérieures ; la périphérie est contractualisée et/ou précarisée et/ou privatisée. Le projet de faire une véritable carrière en partant d’un modeste poste de catégorie C jusqu’au sommet d’une direction générale dans un ministère était envisageable dans les années 1960 mais totalement irréaliste aujourd’hui. Le niveau de fin de carrière dépend de plus en plus du niveau d’entrée dans la fonction publique (d’où le phénomène des surdiplômés). Les cadres de l’État qui n’appartiennent pas aux grands corps sont désormais coincés entre une hiérarchie très politique et des agents démotivés car sans perspective d’avenir (et très attirés par l’abstention ou le vote FN). Là encore, on a sacrifié la reconnaissance des savoir-faire et des métiers à un projet social conservateur.
C’est sans doute sur le terrain de la mise en valeur des professionnalités que la gauche peut marquer des points. Car la situation budgétaire ne permettra sans doute pas des recrutements importants ni des augmentations de salaire générales. L’engagement à gauche des cadres de l’État et de l’hospitalière est sans doute assuré, plus que celui des cadres de la territoriale dont les conditions de travail varient beaucoup selon les employeurs. Mais le risque d’une déception est fort si la gauche devient revancharde, politise à nouveau les sommets et se contente de quelques avantages salariaux sans faire de propositions en matière d’évolution de carrière, de promotion sociale mais aussi de reconnaissance des acquis de l’expérience.
Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987. Il vient de pubier avec Pascal Perrineau l'ouvrage collectif La solitude de l'isoloir, Les vrais enjeux de 2012 aux Editions Autrement.
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