''Refaire du travail un objet politique''
Le travail ne peut être réduit à une affaire privée ou affaire publique d’experts. Entretien avec Francis Ginsbourger.
Comment renouveler le débat actuel sur le travail ?
Partager le travail, travailler plus, prévenir les risques psychosociaux… Ces dernières années, on parle beaucoup du travail, mais on en parle finalement assez peu. Le débat public s’est appauvri, les effets d’annonce et de médiatisation l’emportent, les experts ont pris la place sur les acteurs sociaux. Le débat public à propos du travail est en effet dominé par deux dimensions : le travail comme source de revenus, de pouvoir d’achat et de coût, d’une part ; et la pénibilité des conditions de travail d’autre part. Le travail est présent à travers la figure du salarié et à travers celle du travailleur subordonné. Cela est essentiel, mais ne suffit absolument pas. Nous entendons donner de la place à la figure du producteur, du professionnel, à la dimension du travail comme « activité », à ce que font les gens au travail. Parler du travail en tant qu’activité et de la finalité de celle-ci, c’est un enjeu évident pour les organisations syndicales. Or ne nous voilons pas la face : il y a une difficulté aujourd’hui à faire émerger une parole des principaux intéressés, à « politiser » cette dimension du travail. Pourquoi cette difficulté, comment la dépasser ? C’est à cette question que s’attaque le dossier d’Esprit « Exister au travail » .
Ne faut-il pas alors sortir de la vision binaire de la relation salarié-employeur ?
Exister au travail, c’est d’abord en vivre. Chaque travailleur a besoin d’un statut et d’une rémunération. Il réclame bien naturellement des conditions décentes de réalisation des tâches et missions qui lui sont confiées. Avoir un emploi régulier - et pas seulement un job précaire -, un salaire correct et des conditions de travail décentes, c’est une base mais cela ne suffit pas. Exister au travail, c’est aussi pouvoir faire sien le travail confié, en faire sa propre affaire. Donner sens à son activité quotidienne d’une façon qui résonne avec son histoire personnelle et contribue à une histoire collective. Exister au travail, c’est pouvoir faire d’une œuvre collective une affaire à soi. C’est donc une forme de dépassement, tellement importante pour chacun que, lorsqu’elle devient durablement impossible, se manifeste la souffrance. Ce problème est parfois tellement aigu que le sentiment de perte de métier peut provoquer des catastrophes. La réponse n’est certainement pas dans une politique publique qui traite les conséquences de cet appauvrissement : une politique publique du travail, ce n’est pas seulement une politique qui se préoccupe de la santé au travail. Ce que nous disons, c’est qu’un renouvellement des termes de l’échange social se cherche. Il ne s’agit plus seulement de réfléchir à de nouveaux droits sociaux, ni même à leur effectivité, même si ce sont des chantiers importants (comment renforcer la « portabilité » des droits tout au long d’un parcours ? comment, en amont de la formation et pour favoriser le recours à des droits, créer un climat favorable aux apprentissages dans le travail ?). Parlons d’une politique qui institue une expression individuelle et aide à trouver les formes collectives appropriées à une expression du « salarié travailleur producteur » à propos de cette question : « à quoi sert ce que je fais » ? Cela dépasse forcément le cadre de l’entreprise et du rapport binaire entre des salariés et un employeur. Sans oublier le client et l’usager.
Vous semblez dire qu’exister au travail est bien autre chose dans un monde « serviciel » que dans le monde industriel ?
On a quitté le monde industriel taylorien : cloisonné, organisé, à l’organisation prédéfinie… Le monde serviciel, même s’il reste fortement imprégné des institutions industrielles, est fait d’interdépendances très fortes. Relation de service, travail sur l’espace public, co-production, interconnexions, enchevêtrement des projets, modularisation des firmes, internationalisation des filières, intrication des économies nationales, globalisation…. Comment exister au travail dans cette complexité ?! Le renforcement des réseaux s’effectue au détriment des plus faibles. Et seuls les plus mobiles s’en sortent ! Le producteur est dominé par le consommateur, à l’inverse de la période précédente où le producteur avait plus de pouvoir. Cette conjoncture de transition redonne une actualité au métier comme cette institution collective qui soutient les individus dans leurs interactions quotidiennes. On a besoin du métier et de règles de métier pour que l’organisation ne soumette pas l’individu comme à l’ère industrielle mais au contraire favorise son engagement et l’exercice effectif de sa responsabilité. On a besoin du métier et de règles de métier pour réinventer et équilibrer la coproduction des services publics avec leurs usagers. On a besoin du métier et de règles de métier pour retrouver de la justice dans les organisations, en évitant que les interdépendances ne se transforment en dépendances interpersonnelles. Les entreprises n’ont jamais autant parlé du bien-être. C’est un non-sens : elles s’occupent trop de la personne privée. C’est contourner leurs responsabilités propres. Recréer des frontières entre le personnel et le professionnel, ça oui ! Le travail n’est ni affaire privée, ni affaire publique d’experts. Le travail, alchimie entre échange social et expression de soi, est alors une question publique à redécouvrir à bien des niveaux.
Francis Ginsbourger est intervenant en entreprise, économiste du travail, chercheur associé à l'école des Mines ParisTech.
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Revue Esprit, Exister au travail, octobre 2011