Professionnel autonome, un rôle sous condition
Renforcer les appuis face aux nouvelles formes d’activité.
L’autonomie n’est pas l’isolement sans moyens d’assumer ses responsabilités et sans reconnaissance du travail accompli. Ce n’est pas non plus la loi de la jungle où règne le gré à gré. Les cadres ont parfois l’impression de ne compter pour rien dans les décisions prises ailleurs et plus haut. Ils ne se satisfont pas des excès de l’individualisation des relations du travail. Même quand les salariés ou les travailleurs ont fait le choix de l’autonomie avec d’autres formes d’activités ou d’emplois, nous pouvons tenir le même discours. Nous avons été les premiers à lancer un réseau syndical des professionnels autonomes à l’époque des free-lances. Quinze ans avant le débat sur « l’übérisation » du salariat, nous les caractérisions ainsi : « le professionnel autonome possède une expertise et des compétences professionnelles qu’il offre sur le marché des services, notamment aux entreprises. Sous des formes diversifiées, selon le statut juridique utilisé pour son activité, il vend ses prestations, essentiellement intellectuelles, au donneur d’ordre. Devenir professionnel autonome s’inscrit dans un parcours professionnel, mais c’est aussi une réalité économique et juridique ».
Ces cadres, qu’ils aient choisi ce mode d’exercice professionnel ou qu’ils y aient été contraints - suite à un licenciement ou une externalisation de leur activité - exercent leurs compétences sous des statuts juridiques diversifiés. Ils passent d’un statut à un autre, ils les font coexister, évoluent du salariat à l’indépendance sous des formes diverses, avec à chaque changement une rupture dans leur système de retraite et de protection sociale. Leur situation se trouve placée au carrefour du droit commercial, du droit du travail et du droit des sociétés. A la suite d’externalisation d’activités par l’entreprise, le même problème concerne les parasubordonnés qui, en dehors du statut protecteur de salarié, sont totalement liés à un donneur d’ordre par un contrat de droit commercial. Préfigurant une évolution majeure du salariat et de la relation de travail, et accentuant la dichotomie du marché du travail, ces situations appellent une redéfinition du concept de « travailleur ». Indépendants, libres, pour la plupart, de tout lien de subordination, ces professionnels expriment aussi un sentiment de solitude fort, face au marché et au monde professionnel.
Entre les free-lances des années quatre-vingt et aujourd’hui, le périmètre des activités éligibles à de nouvelles formes d’emplois et d’activités s’est élargi. Ce ne sont plus simplement les professions intellectuelles, mais aussi des activités de services à la personne, des activités d’intermédiation qui sont concernées. Ce n’est pas le statut qui est déterminant de l’activité et de son environnement. Les cadres ne sont pas les seuls concernés par ces nouvelles formes d’activités ou d’emplois, même s’ils en constituent une part importante surtout parmi les seniors (voir les quadras dans certains domaines) prématurément sortis du marché du travail. Ils sont nombreux à nous dire que le portage salarial par exemple a été leur bouée de sauvetage du maintien dans l’emploi jusqu’à l’âge du départ à la retraite.
Dans ces nouvelles formes d’emploi et d’activité, la question de l’apprentissage de l’autonomie, des conditions de l’autonomie, reste entière. Si dans le salariat classique en entreprise, le lien de subordination peut limiter l’autonomie des salariés, pour un autoentrepreneur qui doit trouver des marchés, la dépendance au marché, à la situation économique est souvent très structurant du niveau d’activité et de rémunération. Sans appuis, sans réseaux, quelle autonomie réelle ? Les nouvelles formes d’emploi doivent être encadrées. L’autonomie n’est pas un statut, c’est une exigence forte. Les nouvelles formes d’emploi sont des opportunités aux professionnels suffisamment armés et formés. Car l’auto-entrepreneuriat représente difficilement une solution économique viable. Pire que cela, il peut être utilisé par des employeurs peu scrupuleux pour ne plus payer de charges sociales. L’autoentrepreneur fait alors le même travail qu’un salarié, il est même parfois utilisé pour le remplacer, mais il ne bénéficie plus d’aucune protection sociale.
La négociation à venir sur le compte personnel d’activité (CPA) ne fera pas abstraction de ces réalités. La question des droits et garanties attachées à la personne et donc transférables, celle du continuum de protection sociale quel que soit le statut juridique, sera sans nul doute traitée dans les échanges et négociations à venir. Mais il restera une question pleine et entière, celle des appuis professionnels sur lesquels les individus pourront s’appuyer tout au long de leur vie active. Au-delà des droits, l’enjeu n’est-il pas de négocier les conditions du bien « grandir dans son travail, en autonomie, en respon- sabilité et en capacités »?
L’autonomie professionnelle répond au besoin légitime de liberté et d’indépendance auxquelles que beaucoup de salariés, cadres ou non, aspirent. Ici se glisse le concept en vogue « d’entreprise libérée » (holacratie) dans lesquelles les salariés seraient affranchis de diverses contraintes les empêchant de se réaliser pleinement au travail sans qu’il y ait besoin de hiérarchie. Mais les appuis sont ailleurs. Ne nous trompons pas de débat. Ce qui est en cause est bien le « travail empêché ». Les salariés se plaignent d’un manque de dialogue. Ils dénoncent la concentration du pouvoir et l’éloignement des lieux de décisions. Ils perdent confiance dans l’organisation du management. La crise financière a révélé les défaillances d’un système qui nie la réalité de l’activité, du métier et des compétences. Les batteries d’indicateurs et de reporting n’ont pas seulement empêché de refléter le travail. Le pilotage par la performance financière a pénétré très loin l’organisation de l’activité. C’est cela, dont il faut se libérer. Le concept de « l’entreprise libérée » semble ainsi transférer la charge de la direction vers les salariés afin de leur permettre de se réapproprier leur travail. Mais la relation de confiance est fragile et surtout demande aux salariés d’intérioriser les normes et les contraintes. Ces méthodes s’ajoutent aux procédures et aux règles. Elles transforment les relations hiérarchiques de subordination en relations interpersonnelles. Le pouvoir est « euphémisé ». La critique, et notamment syndicale, semble désarmée par la formulation des conflits en termes psychologiques et interindividuels.
Le travail du manager demeure dans ce contexte à la fois singulier et indispensable : « ne pas prendre le contrôle de l’action, ni de pallier les défaillances, mais établir des principes collectifs pour que chacun puisse agir ». Aucune organisation ne vit en effet pour elle-même : ses membres se coordonnent et coopèrent pour réaliser un travail qu’il n’est pas possible de faire seul mais en atteignant collectivement un objectif. Les cadres sont à l’interface entre l’entreprise et son environnement, sans cesse en traduction, interprétation et contextualisation. Ils donnent une perspective, du sens. Ils hiérarchisent la masse d’informations reçues. Ils sont incontournables en situation. Leur autonomie est ainsi relative. L’autonomie professionnelle a ses conditions. Loin du héros entrepreneur de lui-même, indépendant de l’environnement professionnel, la montée en autonomie est une entreprise de construction d’appuis : réseau de partage entre pairs, cadre d’emploi et d’évolution (les ressources humaines, le portage salarial), droits individuels effectifs (formation continue, protection sociale…). Le travailleur ne doit pas être seul mais porté dans un collectif, quelle que soit la forme de celui-ci. Sans organisation de la coopération, qui est la base du management, pas d’autonomie professionnelle. C’est aussi cela, l’émancipation.
POUR ALLER PLUS LOIN
L'intégralité de cet article dans la revue Cadres CFDT n°467, "Profession cadre".