Comment influencer la régulation financière au niveau européen ? L’expérience syndicale
Par Ute Meyenberg, experte auprès d’UNI Europa Finance et membre du Banking Stakeholder Group de l’Autorité bancaire européenne.
A Bruxelles, le travail syndical prend deux formes. Militant, il construit des propositions concrètes au niveau des directives ou propositions de loi. Expert, il s’apparente à un travail plus technique auprès de la Commission européenne. L’évolution de la régulation financière est débattue par les syndicats au sein de la fédération UNI Europa Finance (UEF). Si les syndicats peuvent être d’accord sur les grandes lignes, c’est souvent dans les détails techniques que les divergences se manifestent et rendent difficile la prise de positions uniques.
Le poids du secteur financier dans l’économie est considérable. Les actifs bancaires représentent près de 500% du produit intérieur brut (PIB) de la Grande-Bretagne, 423% du PIB de la France et 300% de celui de l’Allemagne. La crise financière pèse lourdement sur la croissance économique et a entraîné depuis son déclenchement un pic de chômage : tous secteurs confondus, le taux se situe à 10,5% dans l’Union européenne et 11,8% en zone euro(1), avec des différences notables entre pays. L’impact de la finance est tel que la société civile exige d’avoir son mot à dire dans la régulation. Mais comment influer un secteur dominé par des spécialistes sans rester dans des généralités ? L’essentiel de la législation financière se fait désormais à Bruxelles et les structures européennes peuvent sembler peu lisibles. Cependant, avoir une influence sur la législation financière européenne est primordial, car son impact sur l’emploi et les conditions de travail n’est pas négligeable. Par rapport à la technicité du secteur, la prévalence de l’anglais et la complexité du fonctionnement des instances européennes, il est intéressant de poser la question des possibilités d’influence du travail syndical. Je parlerai d’abord de la législation financière et des institutions européennes qui y contribuent. Je développerai par la suite la problématique syndicale européenne qui peut en découler. Je m’appuierai sur l’exemple de la régulation des bonus dans la transposition des textes de Bâle III (appelée aussi la CRD4)(2) en droit européen. Ces textes permettent à la fois de montrer la complexité de la législation financière et les divergences qui peuvent découler de la mise en œuvre.
Le processus législatif européen, un parcours de combattants
Le processus législatif européen est long : entre l’idée d’une proposition de loi et le passage du texte au Parlement européen, plusieurs années peuvent s’écouler ! La crise a évidemment accéléré la production d’actes législatifs car il fallait rapidement mettre en place une régulation plus forte et une meilleure supervision. Depuis la publication du rapport Larosière(3) début 2009 à la demande de la Commission Barroso, une quarantaine de textes a ainsi été proposée par la Commission, dont une trentaine adoptée sous le Commissaire Barnier.. L’adoption de Bâle III est une des initiatives phares, prises pour renforcer le système bancaire au niveau de sa solvabilité, des liquidités et de la prise en compte des risques du marché.
La Commission est le premier lieu où adresser des commentaires pour faire vivre ou… tuer un texte législatif. A chaque étape, des consultations sont entreprises à travers des groupes d’experts, d’études d’impact ou par Internet. En principe, tous les citoyens de l’Union européenne ont la possibilité de donner leur avis à travers un appel à contribution sur le site Internet de la Commission. En pratique, ce sont la plupart du temps des organisations professionnelles qui y répondent. Selon un récent rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory(4), près de 700 organisations sont ainsi au service de l’industrie financière dans les instances de lobbying à Bruxelles. Soit environ 1700 personnes et représentant un budget annuel d’environ 120 millions d’euros. Un poids à comparer avec la société civile et les syndicats qui ne sont représentés que par 150 organisations, dont très peu sont spécialisées en finance. La plus connue d’entre elles est Finance Watch, établie en 2010 à la demande de parlementaires européens pour faire un contrepoids au lobby financier. Pour les syndicats, c’est la fédération européenne UNI Europa Finance (UEF) qui rencontre la Commission deux fois par an afin de discuter de l’évolution de la régulation financière. UEF fait partie d’UNI Global Union, le syndicat mondial des services, reconnu comme partenaire social de la Commission. Les syndicats européens adhérents à UEF se rencontrent régulièrement.
Les institutions européennes de supervision financière, résultat des crises
La spécificité du secteur de la finance veut que la législation se fasse à deux niveaux : les directives ou règlements de niveau 1 sont proposés par la Commission et adoptés par le Parlement européen. Ils renvoient souvent à des textes d’application ou à des normes techniques de niveau 2, établis par des autorités de supervision européennes. Les textes de niveau 2 sont élaborés par les Autorités de supervision européennes (AES) et endossés par la Commission. Ces autorités ont été créées suite à la crise. La difficulté pendant la crise d’obtenir une image consolidée et correcte d’une banque transnationale faisait apparaître le besoin accru de coopération entre superviseurs européens. Les trois autorités de supervision micro-prudentielles, l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (EIOPA), située à Frankfort, l’Autorité bancaire européenne (EBA) à Londres et l’Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) à Paris ont été créées pour pallier ce manque. Ce sont des agences indépendantes, en charge de coordonner les entités financières de toute l’Union européenne. Elles sont complétées par le Conseil européen de risque systémique (ESRB), adossé lui à la Banque centrale européenne (BCE). L‘architecture de la supervision fait objet d’intenses débats chez des économistes. Son évolution est cependant liée à des circonstances concrètes(5), autrement dit… les crises. En 2011, au pic de la crise, il fallait une réponse politique forte afin de maintenir l’unité de la zone euro. L’Union bancaire, avec la centralisation de la supervision de 120 banques, correspondant à 85% des actifs du secteur, à la BCE, répond à ce besoin. Le rôle de l’EBA a été modifié en conséquence et consiste à faciliter la coopération des banques de toute la zone du marché intérieur, soit l’Europe des 28, dont le Royaume-Uni qui concentre environ 25% des actifs bancaires de toute la zone. L’EBA est toujours en charge des textes de niveau 2 au niveau de la régulation bancaire et plus spécifiquement des normes techniques et textes d’application de Bâle III.
Une des résultantes de l’action d’UEF est la présence des représentants des salariés dans les groupes des parties intéressées (« stakeholder groups ») des nouvelles autorités européennes de supervision, à travers leur mention explicite dans le texte législatif de constitution de ces autorités(6). Dès leur début, les représentants des salariés ont participé à l’EIOPA et à l’EBA. Après une action du médiateur européen, les syndicats sont également présents dans le groupe des porteurs d’intérêts de l’ESMA.
De la stratégie à l’expertise
Le domaine de la régulation financière est généralement relativement éloigné des problématiques de l’emploi et des conditions de travail. . C’est pourquoi la présence syndicale dans des « stakeholder groups » a toute son importance. L’intervention syndicale peut ici relever de plusieurs registres : politique, car il faut définir et défendre une stratégie à travers des déclarations d’ordre général, et ensuite leur application à travers des commentaires et propositions d’amendements au niveau législatif. Au niveau stratégique, l’intervention syndicale doit définir les grandes lignes : une finance au service de l’économie réelle, une régulation et une supervision qui prenne en compte la finance de l’ombre, assure son rôle de pourvoyeur d’emplois, mais également l’encadrement des bonus, etc. Ces propos peuvent se décliner ensuite par des déclarations d’ordre revendicatif. On peut par exemple critiquer le fait que les banques dans certains pays (notamment en France et dans les pays nordiques) aient utilisé Bâle III pour justifier les plans sociaux suite à la crise au lieu de s’en prendre à leur propre politique d’expansion de risque. L’argument avancé était que le renforcement des capitaux propres induisant automatiquement une baisse de rentabilité, il fallait engager des économies côté… emploi. UEF, ainsi que les syndicats nordiques, a réagi en démontrant que ce n’est pas Bâle III qui induit le chômage, mais les choix antérieurs des banques qui, eux, ont produit la crise !
En revanche, faire des propositions concrètes au niveau des directives ou propositions de loi nécessite plus de technicité. On peut se trouver parfois plus du côté du travail d’expert que du travail militant, ce avec les tensions qui peuvent en découler. Prenons l’exemple de l’encadrement des bonus dans la législation sur les capitaux propres. La CRD4 est composée d’un règlement et d’une directive qui contiennent des dispositions sur la gouvernance, dont l’encadrement des bonus. Entrée en vigueur au 1er janvier 2014, les deux textes renvoient à de nombreuses reprises à des spécifications à définir au niveau 2. Actuellement, ces standards d’application et normes techniques pour Bâle III constituent le travail principal de l’Autorité bancaire européenne. Ces standards sont d’une technicité extrême : il s’agit notamment de définir les actifs hautement liquides pour les ratios de liquidité, les capitaux propres les plus stables, les impacts du changement d’une norme comptable IFRS ainsi que des spécifications concernant les rémunérations… La politique de bonus des banques a été un des premiers éléments dans le collimateur des politiques et des régulateurs : dès juillet 2009, le premier texte législatif de la Commission a proposé leur étalement. Mais cette mesure n’a eu que très peu d’impact dans ses premières années d’application. La menace d’une limitation de la rémunération variable a même contribué à une augmentation du fixe des traders, car les banques évoquaient comme argument la crainte de perdre leurs talents dans les salles des marchés… Compte tenu de l’aggravation de la crise, la dernière mouture du texte de la CRD4 comportait des mesures non seulement d’étalement mais également une limitation relative au salaire fixe.
Un problème de gouvernance : réguler les bonus des banques
Les nouvelles dispositions de la directive Bâle III limitent le montant des bonus à 100% de la rémunération fixe, pouvant aller jusqu’à 200% après approbation du conseil d’administration de la banque (chez RBS, banque nationalisée, le conseil d’administration a par exemple refusé cette possibilité en 2014)(7). L’idée part du principe que si la rémunération potentielle variable est plus élevée que la rémunération fixe, cela pourrait inciter le personnel à prendre trop de risques pour s’assurer un certain niveau minimum de salaire. La mise en œuvre de ces dispositions est laissée aux autorités nationales de chaque pays. L’Autorité bancaire européenne est en charge d’apporter des précisions « techniques » d’application des dispositions de la directive. Des lignes directrices pour les hautes rémunérations existent depuis. Seule une partie des salariés des banques y est soumise : le personnel « identifié » comme porteur de risques. En pratique, il s’agit essentiellement de personnes travaillant dans les salles de marché et des responsables en charge du contrôle, des risques et de la conformité. L’EBA est aussi en charge d’un recensement des salariés qui gagnent plus d’un million d’euros ainsi que des données générales sur la politique des salaires des banques. Des données disponibles depuis 2010 montrent que la plupart des millionnaires travaillent en Grande-Bretagne (plus de 2 500 contre 200 en France et en Allemagne et 100 en Espagne et en Italie une centaine). Leur bonus représente en moyenne 370% des cotations à Londres, 375% à Paris et 211% à Frankfort en 2012 !
Comme les superviseurs se sont aperçus que les banques tentaient de garder le nombre du personnel identifié très bas et que les critères appliqués n’étaient pas homogènes, l’EBA a été chargée de redéfinir ces critères. Ceux concernant le personnel identifié proposés en consultation par l’EBA étaient fondés sur des données chiffrées d’une part à partir d’un salaire fixe de plus de 500 000 euros et un bonus de plus de 75 000 euros. On pourrait en effet penser que la fonction occupée par le salarié peut lui donner une influence sur la rentabilité et le risque. D’autre part, ces critères étaient fondés sur des descriptions de poste (trader, manager de risque, compliance, etc.), critères plus difficiles à mettre en œuvre dans un recensement. Que ces définitions, somme tout techniques, ne plaisent pas aux banques qui souhaitent rester maitre à bord pour la définition des rémunérations en évoquant toujours la fuite de leurs talents semble évident. Cependant, ils ont également donné lieu à des opinions divergentes au sein des syndicats qui souhaitent garder la liberté de négocier. En effet, certains syndicats dans des pays avec un très fort taux de syndicalisation étaient opposés à une identification du personnel par des critères quantitatifs. Si ces syndicats, notamment nordiques, ne sont pas opposés au principe d’un encadrement des hautes rémunérations, ils souhaitent préserver leur modèle de négociation collective qu’ils sentent menacé par la législation européenne. Tout comme dans l’industrie financière, les positions syndicales européennes reflètent ainsi les différences des modèles de négociation, du niveau de syndicalisation, des relations industrielles et des différences structurelles du secteur bancaire. Dans ce cas précis, il faut savoir que dans les pays les plus concernés (Grande-Bretagne, France, Allemagne), les bonus sont très loin des centres de négociation syndicale. Le diable est dans le détail : le monde syndical et la majeure partie de la société civile peuvent facilement être d’accord sur la nécessité de limiter les rémunérations variables exorbitantes de certaines professionnels de la finance, d’autant plus qu’il est démontré que ce secteur contribue aux inégalités(8). Cependant, au niveau de l’expertise, des différences peuvent apparaitre et compliquent ensuite la mise en œuvre des stratégies. Cela nécessite des compromis et de la créativité pour arriver à des solutions qui mettent tout le monde à l’aise. Mais n’est-ce pas précisément cela, la diversité européenne ?