De l'autonomie à la pression : les cadres allemands aussi
Une étude sur travail et temps en Allemagne sur les conséquences du contrôle du travail et des exigences du marché.
Comme en France, les salariés allemands les plus qualifiés travaillent en moyenne plus que les autres ; comme en France, la flexibilité des horaires a conduit à supprimer les limites du temps de travail. Comme en France, on assiste à l’effacement des limites entre les temps professionnel et privé.
A l’origine de cette évolution récente : la transformation du mode spécifique de contrôle du travail intellectuel. Les salariés les plus qualifiés travaillaient auparavant selon le mode de l’« autonomie responsable » (Friedmann). C’est parce que la nature même du travail des salariés les plus qualifiés ne peut être anticipée ou ordonnée par le management qu’il leur est laissé un degré de liberté important dans leur travail ainsi que dans la gestion de leur temps de travail.
Le management par objectifs et le développement du temps de travail librement décidé ont modifié les conditions de l’autonomie. Désormais, les exigences du marché structurent les conditions dans lesquelles le temps de travail individuel ets organisé. Un nouveau mode de contrôle est apparu avec l’arrivée de l’informatique dans de nombreuses méthodes de travail. Sous la forme d’un système de données complexes, l’informatique impose aux employés une politique de résultats. Les exigences des marchés sont répercutées sur chaque poste de travail et traduites en objectifs. C’est ainsi que le travail devient en pratique une mise à l’épreuve permanente : chaque jour il faut prouver à nouveau que l’on continue à mériter de faire partie de l’entreprise. Avec la transformation du mode de contrôle, le régime de travail dans les entreprises s’est transformé.
Ainsi, pour de plus en plus de salariés qualifiés, la gestion du temps est déterminée par le marché. Comme leur statut dans l’entreprise est mesuré à l’aune de leur contribution individuelle à l’entreprise, la maîtrise de leur temps est soumise à beaucoup de pression. La crainte de perdre son emploi, renforcée par la transparence générée par l’informatique et la comparaison des résultats, limite leur marge de manoeuvre.
En conséquence, le régime du temps de travail librement décidé (zeitsouveräne Arbeitszeitregime) perd du terrain. De son côté, le régime du temps de travail soumis aux lois du marché (marktgetriebenen Arbeitszeitregime) progresse et commence même à envahir tous les domaines de travail des salariés les plus qualifiés. Les conséquences sur le temps de travail des salariés les plus qualifiés sont visibles dans l’examen des heures supplémentaires. Tandis que dans les entreprises qui ont une convention stricte, il n’y a presque pas d’heures supplémentaires, le nombre d’heures supplémentaires dans le régime du temps de travail soumis à la pression du marché s’élève à une moyenne de dix heures supplémentaires par semaine. Ce nombre est deux fois plus élevé que dans les régimes où le salarié est maître de son temps. Les temps de travail varient à l’intérieur de chaque régime de travail en fonction da la conception qu’ont les employés de leur travail et de leur vie privée.
Dans les entreprises allemandes s’amorce une nouvelle tendance : le renoncement à son temps personnel n’est plus seulement l’apanage des carriéristes. En arrière plan se trouve la recherche croissante d’un meilleur rendement dans les entreprises et une augmentation du rythme de travail. Pour les salariés, il devient toujours plus difficile d’atteindre les objectifs dont ils se sentent responsables. Parce qu’ils doivent prouver constamment leurs capacités pour justifier leur appartenance à l’entreprise, ils augmentent sans cesse leur temps de travail individuel pour pouvoir atteindre les buts fixés. C’est ainsi que l’équilibre travail/vie privée (Work-Life Balance) est difficile à maintenir : il est de plus en plus compliqué pour les salariés les plus qualifiés de mettre des limites à leur temps de travail. On attend en particulier des managers de proximité comme du top management qu’ils soient toujours joignables le week-end ou en vacances. Cette pression et cette culture de la disponibilité est en train de s’ancrer dans de nombreuses entreprises.
C’est ainsi que ce système de mise à l’épreuve permanente et d’autonomie réduite dans la gestion des temps est à l’origine de nouvelles et nombreuses pathologies au travail. Elles se révèlent à travers l’augmentation des maladies psychiques, allant parfois jusqu’au burn out.
Sur le même sujet
Travail et vie privée, comment construire les équilibres ?
Halte au reporting permanent !
Jusqu’où comparer la France et l’Allemagne ?
Télécharger l'article d'Andréas Boes et Thomas Lühr dans son intégralité