L’individuel, le collectif et la souffrance au travail
La contribution du sociologue Alain Ehrenberg à un débat essentiel pour le syndicalisme. Par Francis Ginsbourger.
En quelques années, les thèmes de la « souffrance sociale » et de la « souffrance au travail » se sont imposés en France : ce seraient autant de manifestations d’un néolibéralisme destructeur qui ébranle la société, délite le lien social et fragilise les individus. Le récent ouvrage d’Alain Ehrenberg, La société du malaise (aux Editions Odile Jacob, janvier 2010) amène à relativiser profondément cette vision.
L’auteur procède à une sociologie comparée de la manière dont les Etats Unis et la France se représentent les liens entre « le mal individuel » (souffrances, pathologies) et le « mal commun » (crise dite de société).
Aux Etats-Unis d’Amérique, le Mal est vu comme engendré par… l’excès de pression étatique, empêchant l’individu d’exprimer sa personnalité, amenuisant son pouvoir de se gouverner (self-government). Etre autonome, sur le continent où « le futur est ce qui rassemble », c’est être doté des ressources permettant de saisir les opportunités qui s’offrent à vous. La confiance en soi est une foi en l’Amérique. Réussite personnelle et contribution à la communauté sont inséparables, indépendance et interdépendance sont comme fusionnés.
Dans la tradition républicaine et révolutionnaire encore si prégnante en France, c’est l’inverse. Intérêt « particulier » et intérêt général, indépendance et interdépendance sont vus comme radicalement dissociés. Individu est ici associé à individualisme, à une compétition destructrice, à un libéralisme désagrégateur, à une division artificielle du corps social, à la « psychologisation ». Le lien entre individu et société est vu à travers la perte d’autorité et le désengagement de l’Etat, grand horloger mettant en mouvement toutes les autres institutions et par conséquent les individus eux-mêmes, crédité d’une puissance quasi-divine.
« Souffrance sociale » et « souffrance au travail », ces catégories, propres à la France, traduisent une représentation que notre société se donne d’elle-même.
La comparaison franco-américaine en éclaire le sens – et la fonction ici : c’est une clameur, un rituel d’exorcisme par lequel nous disons notre culpabilité collective vis à vis d’un « système » réputé producteur de souffrances individuelles. Le problème est que la « théorie » de la souffrance au travail occulte le travail en action. Loin d’être sous-tendues par des rapports de co-opération et d’interdépendance en vue d’accomplir une œuvre commune, les relations sociales y sont traitées en purs rapports de forces.
Au terme de cette analyse, la fameuse opposition individu(el) versus collectif demande à être interrogée. « Montée de l’individualisme » équivaut-il forcément à « affaiblissement du lien social » ? Ne peut-on y voir le fait que les valeurs de l’interdépendance sociale sont subordonnées à celles de l’indépendance des individus ?