"Les cadres ont perdu de leur autonomie"
4 questions à Pascal Ughetto, Sociologue, professeur à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
L’autonomie est l’une des composantes de l’identité des cadres, en quoi consiste-t-elle ?
Les cadres sont censés savoir par eux-mêmes ce qu’ils ont à faire, et décider du rythme de l’accomplissement de leurs tâches. À la différence des ouvriers assignés à un poste dans une chaîne de production ou des caissières de supermarché tributaires du flux des clients, le cadre n’est pas soumis à la discipline imposée au corps et aux gestes. Il n’a pas à demander l’autorisation de faire une pause, ce qui est d’une importance symbolique. Le cadre peut engager des actions sans avoir à se placer sous la dépendance d’autrui. C’est une condition privilégiée et enviée.
Pourtant, l’autonomie n’est plus l’apanage des seuls cadres…
Ces trente dernières années, les exécutants ont beaucoup gagné en autonomie. Les ouvriers ont vu leur périmètre d’intervention s’élargir avec la suppression d’une ligne hiérarchique. En cas d’incident dans une usine, seul le chef d’atelier était autrefois
à même de prendre une décision. Aujourd’hui, l’ouvrier appelle lui-même la maintenance ou procède aux premiers niveaux de dépannage des machines. Les cadres, à l’inverse, ont vu leur autonomie se réduire.
À quoi est-ce dû ?
Le champ d’action des cadres est envahi par les normes et les standards. Dans un contexte très concurrentiel, les certifications qualité, les procédures d’achat sont centralisées et s’imposent à toutes les entités d’un groupe. Par exemple, si une démarche de lean [méthode qui vise à optimiser la production en réduisant les coûts au minimum] est décidée au niveau central, elle doit être déployée dans toutes les usines du groupe. Un directeur d’usine ne peut plus tenter une expérimentation sur son site pour améliorer la production.
Ce que vous décrivez de l’industrie se vérifie-t-il dans d’autres univers de travail ?
Bien sûr. Les cadres sont empêchés d’agir par une série de décisions prises sans eux. Prenons le cas d’un organisme gestionnaire de HLM. Un gardien d’immeuble résidant en zone urbaine classée sensible remarque un carreau cassé, le signale au responsable d’agence, et rien ne se passe. Il va le voir car si le carreau n’est pas réparé, d’autres dégradations apparaissent et la situation peut vite devenir ingérable. Le responsable d’agence n’a pas d’autres pouvoirs que d’entrer la demande dans son logiciel et de vérifier que celle-ci suit son cours. Dans une logique de rationalisation, l’achat de vitres est confié à un seul prestataire pour toutes les résidences du secteur, sélectionné pour ses tarifs compétitifs. Manque de chance, son planning est plein sur deux mois. À un problème aussi simple, les locataires ne comprennent pas qu’une solution immédiate ne soit pas trouvée. Le responsable perd de sa crédibilité aussi bien auprès des usagers que de son équipe. Les cadres pensent être autonomes ; en réalité, ils sont cadenassés.
Par Marie-Nadine Eltchaninoff, CFDT Magazine, dossier "Cadres : lost in translation", Janvier 2016